• La fin d'un monde

    Prologue

    La fin du monde ? Mon petit fils m’a posé cette question étrange hier soir, alors que j’essayais, tête en l’air, de reconnaître les constellations d’après un livre que je consultais souvent dans la journée. La question a surgie là, apparemment sans raison, comme souvent les questions des enfants. Quoique, devant l’infini stellaire, on peut dire que la question était dans l’air. Voilà une bonne conséquence de la fin du monde : sans lumières parasites, on peut très bien observer le ciel désormais…

     Ainsi sont les enfants : naturellement optimistes. Nous autres, adultes, avons déjà vécu la fin du monde, pour eux, elle est une pure abstraction.

     Quién sabe ? m’avait répondu mon père. Pour lui, instituteur communiste espagnol, la fin du monde avait eu lieu le 14 janvier 1932, lors du bombardement de Lérida. Bien sûr, moi, fils tardif né en France trente ans plus tard en pleine trente glorieuses, je ne pouvais imaginer ce qu’il avait vécu, cet effondrement de tout ce qu’il connaissait, ses valeurs, sa vie, la fuite à travers un pays bombardé… « A la télé, tu vois ces gens dans les films, qui sont toujours impeccables, les vêtements à peine froissés… La vérité, hijo, un réfugié ça pue, tu te sauves avec ce que tu peux, tu penses à tes papiers, à des photos, pas au savon… en arrivant en France, ma femme sentait la sueur et la crasse, et moi la merde, une entérite contractée en chemin… » l’entérite qui emporta mon frère aîné à peine né, mais de cette peine là il ne parlait jamais.

     Un jour, j’avais une dissert à faire en philo, le thème devait être quelque chose autour des sciences et de leurs influences sur l’homme, le sujet m’intéressait, j’en avais discuté avec mon père, et lui avais dit dans la conversation « la fin du monde a commencé avec l’invention de l’électricité, car à mon sens le monde moderne est né ce jour là, avec lui les horreurs de la bombe atomique, et tout ce qui nous perdra certainement un jour, le progrès qui nous affranchit et nous éloigne de la nature, etc… Il eut suffi que Franklin ne l’ai pas découverte et tout eu été changé. » Quién sabe ? m’avait donc répondu mon père. Cela devait être…Il était dit qu’un jour un être humain découvrirait l’électricité, et ce à l’âge des cavernes déjà, parce que l’homme est ainsi fait qu’une force le pousse toujours en avant, à faire avant de réfléchir…

     Pour mon petit-fils, la fin du monde n’a donc pas encore eu lieu. Pourtant  je sais que c’est faux. Elle a bien eu lieu et nous ne sommes que des survivants, et il faut être fous pour vouloir encore avoir des enfants et les faire naître dans un monde condamné…

     

    La fin du monde a commencé le jour où Benjamin Franklin a découvert l’électricité…

     

     

     

    Les années de chaleur

     

    Mai 2004 - Bordeaux

     

    Ce sont les perruches qui, en piaillant au lever du soleil, ont réveillé Eléonore, comme tous les matins. « Tu as encore oublié de les couvir hier soir, bougonna son mari en se retournant, et maintenant je ne vais plus arriver à me rendormir ! 

     -  Désolée, répondit-elle en se levant.

     -  Tu te lèves déjà ?

     -   J’ai du linge à repasser.

     Elle noua un paréo autour de sa poitrine et se rendit dans le bureau où elle brancha le fer. En attendant que celui-ci chauffe, elle descendit, et enjamba avec précaution ses enfants encore endormis dans le salon, pour atteindre la cuisine préparer le café, à l’eau minérale. Cela faisait déjà un mois que ses deux fils dormaient comme ça, descendant chaque soir leurs matelas pour dormir à ras le carrelage. L’étage avait toujours été plus chaud, même en hiver, mais, cette année, il devenait peu à peu invivable, et Eléonore savait que d’ici une ou deux semaines, si le temps continuait ainsi, il lui faudrait envisager de descendre aussi leur propre matelas. Et si la météo ne changeait toujours pas… mais elle refusa de penser à cette éventualité. Il n’avait pas plu en Gironde, de même que dans la plupart des départements français, depuis les pluies d’automne qui s’étaient révélées trop insuffisantes. L’eau était donc rationnée depuis deux mois, ainsi que l’électricité, le niveau des rivières n’étant plus suffisant pour approvisionner certaines centrales hydroélectriques. Elle remonta donc rapidement et se mit à repasser tout en buvant son café. Elle ne repassait plus que le strict nécessaire, et, à voir l’aspect froissé de beaucoup de costumes dans son entreprise, elle ne devait pas être la seule. Restrictions d’eau, d’électricité et chaleur avaient raison des normes vestimentaires. Le plus dur, compte-tenu de la chaleur dans les bureaux consécutive à l’arrêt de la climatisation, était de devoir résister à la tentation de jeter tout ses vêtements dans la machine à laver chaque soir … mais cela était devenu impossible en raison des restrictions d’eau. Il fallait également s’habituer à vivre avec maison moins nette qu’avant, les enfants et le chien ramenant sans cesse sous leurs pieds et pattes la terre asséchée du jardin en une poussière fine et, là encore, il n’était plus question de brancher l’aspirateur chaque jour, encore moins de laver le sol !

     Plus tard, elle réveilla les enfants et Miguel, son mari. Le collège, sous la pression des différents membres du conseil d’administration, venait d’adopter un nouvel horaire plus adapté à la température du moment : les cours commençaient à 10 h pour se terminer à 19 h : ainsi les enfants étaient moins fatigués. Les profs eux-mêmes avaient appuyé le projet, mettant en avant les difficultés que tous avaient à s’endormir avant la moitié de la nuit depuis plusieurs mois. Du reste, de plus en plus d’écoles et de collèges adoptaient cette mesure, en attendant que le ministère de l’éducation reconnaisse officiellement la chose… Miguel, professeur au même collège que ses enfants, reconnaissait l’efficacité de la chose : les petites heures de la fin de la nuit étaient les seules où chacun parvenait à prendre enfin du repos.

     Arrivée au bureau, Eléonore salua rapidement ses collègues puis se mit au travail. Chargée de clientèle dans une banque, elle devait gérer de plus en plus de clients en difficulté : si la situation en ville n’était pas aussi critique que dans les campagnes, de plus en plus d’entreprises connaissaient des difficultés importantes. Ainsi, ce matin elle avait rendez-vous avec une de ses clientes, salariée d’une entreprise locale de biscuits qui venait de décider de mettre la moitié de ses employés en chomage technique faute de matières premières : si l’eau manquait cruellement, la farine et le lait devenaient également des denrées coûteuses. Et cela, elle le vivait elle aussi au quotidien : un bon nombre d’aliments avaient connus une hausse importante ces derniers mois. Seule exception : la viande. En effet, de nombreux éleveurs commençaient à diminuer leurs cheptels et la viande devenait donc bon marché. La mondialisation, qui permettait de trouver n’importe quel fruit ou légume n’importe quand dans l’année, trouvait ses limites : la situation météorologique était en effet quasiment la même sur toute la planète. Les scientifiques pouvaient bien discuter longuement à la télé sur le phénomène ; Miguel avait fait remarquer à sa femme que, s’ils s’étendaient à l’envie sur les causes, peu d’entre eux évoquaient réellement les conséquences possibles d’un réel réchauffement de la planète. Les journaux télévisés ou papier, insistaient sur l’aspect « record », « exceptionnel » des conditions météos. Sur la toile, on commençait à parler de censure…

     Plus tard dans la journée, Eléonore fit une pause avec une de ses collègues.

     « Ca y est, lui annonça celle-ci, j’ai signé le devis !

     -  la clim ?

     -  Oui ! on va enfin pouvoir dormir !

     -   Et les restrictions d’électricité ?

     -  Bien sûr, la clim ne marchera que quelques heures par jour, mais au moins nous aurons quelques heures par jour de-fraî-cheur !!!  Je t’assure, tu devrais t’y mettre toi aussi ! et puis de toute façon c’est un investissement qui sera toujours utile quand les températures redeviendront normales… l’été, c’est toujours agréable d’avoir la climatisation chez soi !  Et puis en ce moment, ça devient vraiment bon marché… »

     Oui, soupira silencieusement Eléonore, il y a au moins quelques secteurs qui profitent de la situation : les installateurs de climatisation et les fabricants de ventilateurs ! Bien sûr, ses enfants réclamaient de plus en plus souvent la climatisation, de nombreuses familles s’en équipaient dans leur lotissement. Miguel et elle avaient eu une discussion à ce sujet en tête à tête : elle l’avait convaincu de garder de côté l’argent qui aurait pu payer l’installation : «si la situation perdure, cet argent pourra nous servir à nous acheter de quoi boire et de quoi manger ». Il l’avait regardé, un peu surpris d’un tel pessimiste, et revenait à la charge de temps en temps.

     Elle allait quitter son travail lorsque son mari l’appela :

     « L’aide à domicile de mon père vient de m’appeler au collège, il a eu un malaise, je pars de suite aux urgences.

     -  Ok, tiens moi au courant… »

     Elle rentra, surveilla les devoirs des enfants tout en préparant le repas. Miguel rentra vers minuit, les traits creusés : son père venait de décéder. Elle étreignit son mari sans rien dire, partageant son chagrin, elle aimait profondément le vieil homme.

     « On a beau s’y attendre, se dire que l’heure est venue… ça fait mal, dit-il au bout d’un moment 

     - Il a vécu longtemps, et je crois que dans l’ensemble sa vie a été heureuse, lui répondit-elle. »

     Plus tard, dans la nuit, alors qu’ils cherchaient le sommeil, il lui confia :

     « Si tu avais vu les urgences… ça faisait froid dans le dos. Tous ces lits, tous ces brancards…les malades sont à quatre ou cinq dans des chambres prévues pour deux, il y en a même dans les couloirs… Le médecin qui m’a reçu m’a indiqué que le taux de mortalité est alarmant chez les personnes âgées, mais aussi chez les nourrissons, et même chez les adultes…

     -  Quelle horreur !

     -  Je dois retourner dès demain matin pour m’occuper de l’enterrement, ils ne peuvent pas conserver les corps au delà de vingt-quatre heures… ils n’ont plus assez de place dans leur funérarium… »

     Il tourna et vira encore quelques instants dans le lit, puis dit :

     « Finalement, pour la clim, je crois que tu as raison… ».

     


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