• En ville de Paris y avoit ung marchant amoureux...

    Quand j'étais en fac d'espagnol (ou plus exactement "Lettres et Etudes Ibériques"), un de nos vieux profs nous disait toujours "Lisez le Décaméron, mais lisez le Décaméron !". Ayant eu l'occasion de le dénicher, un de ces étés-là, à la bibliothèque d'à côté, je l'avais donc lu. J'ai toujours pensé que ce prof nous faisait une gentille blague. Parce que le Décaméron, c'est un recueil de nouvelles sur le thème général des relations hommes/femmes, et celles-ci sont parfois très cocasses, voire grivoises.
    Vingt-cinq ans plus tard, je suis en train de découvrir L'Héptaméron, écrit par Marguerite de Navarre, sur le même thème. Si j'avais lu le Décaméron dans une traduction en français moderne, je lis l'Heptaméron en français ancien, et la langue est savoureuse !

    En ville de Paris y avoit ung marchant amoureux d'une fille sa voisine, ou, pour mieulx dire, plus aymé d'elle qu'elle n'estoit de luy, car le semblant qu'il luy faisoit de l'aymer et cherir n'estoit que pour couvrir ung amour plus haulte et honorable; mais elle, qui se consentit d'estre trompée, l'aymoit tant, qu'elle avoit oblyé la façon dont les femmes ont accoustumé de refuser les hommes. Ce marchant icy, après avoir esté long temps à prandre la peyne d'aller où il la pouvoit trouver, la faisoit venir où il luy plaisoit, dont sa mere s'apperceut, qui estoit une très honneste femme, et luy desfendit que jamais elle ne parlast à ce marchant, ou qu'elle la mectroit en religion. Mais ceste fille, qui plus aymoit ce marchant qu'elle ne craignoit sa mere, le chercheoit plus que paravant. Et, ung jour, advint que, estant toute seulle en une garde robbe, ce marchant y entra, lequel, se trouvant en lieu commode, se print à parler à elle le plus privement qu'il estoit possible. Mais quelque chamberiere, qui le veyt entrer dedans, le courut dire à la mere, laquelle avecq une très grande collere se y en alla. Et, quant sa fille l'oyt venir, dist en pleurant à ce marchant: "Helas! mon amy, à ceste heure me sera bien chere vendue l'amour que je vous porte. Voycy ma mere, qui congnoistra ce qu'elle a tousjours crainct et doubté." Le marchant, qui d'un tel cas ne fut poinct estonné, la laissa incontinant, et s'en alla au devant de la mere; et, en estandant les bras, l'embrassa le plus fort qu'il luy fut possible; et, avecq ceste fureur dont il commençoit d'entretenir sa fille, gecta la pauvre femme vielle sur une couchette. Laquelle trouva si estrange ceste façon, qu'elle ne sçavoit que luy dire, sinon: "Que voulez-vous? Resvez-vous?" Mais, pour cella, il ne laissoit de la poursuivre d'aussi près que si ce eut esté la plus belle fille du monde. Et n'eust esté qu'elle crya si fort que ses varletz et chamberieres vindrent à son secours, elle eust passé le chemyn qu'elle craingnoit que sa fille marchast. Parquoy, à force de bras, osterent ceste pauvre vielle d'entre les mains du marchant, sans que jamais elle peust sçavoir l'occasion pourquoy il l'avoit ainsy tormentée. Et, durant cella, se saulva sa fille en une maison auprès, où il y avoit de nopces dont le marchant et elle ont maintesfois ri ensemble depuis aux despens de la femme vieille qui jamais ne s'en apparceut.

    N'est-ce pas superbe en même temps que drôle ?

    Le point de départ du Décaméron et de L'Heptaméron est le même : dix personnes, hommes et femmes, plutôt jeunes, de bonnes familles, sont isolées dans un même endroit et contraintes d'y séjourner un certain temps en raison d'un évênement  (la peste qui sévit à Florence pour le Décaméron, une innondation pour l'Heptaméron). Pour passer le temps, ces braves gens, fort bien nés et donc fort cultivés, las de discuter de tout et de rien, décident de raconter chacun une histoire courte chaque jour. Ce qui donnera donc, pour le Décaméron, un recueil de 100 nouvelles (un peu moins pour le recueil de Marguerite de Navarre), qui se lisent vite et avec plaisir.

    Quelques jeunes gens enfermés, coupés du monde, contraints de vivre ensemble un temps donné… cela ne vous rappelle rien ?
    Aujourd'hui on enferme dix personnes dans une maison avec une piscine, des caméras, on laisse macérer et pas de chance, on ne se retrouve pas avec Le Décaméron, mais avec On l'appelait Miette, de Loana. Autres temps, autres mœurs. Il semble que l'évolution de l'Humain le dirige vers plus de silicone et moins de cellules grises, version remasterisée du bon vieux dinosaure en qq sorte. Mais c'est beaucoup moins rigolo.

    Le Décameron, en e-book gratuit, à télécharger, lire en ligne (sauvez des arbres !) ou imprimer (sauvez des emplois !)
    http://www.livrespourtous.com/
    L'Heptaméron est également disponible, sur Gallica :
    http://visualiseur.bnf.fr/Visualiseur?Destination=Gallica&O=NUMM-101461



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