• Le Patriarche

    Le Patriarche
    C’est le bruit du Patriarche remuant les branches qui m’a éveillé. C’est toujours lui qui se réveille le premier. J’ai guetté le barrissement habituel, lorsqu’il se mouche dans les feuilles, préludant à l’éveil de la tribu entière. Mais ce matin, seuls le bruit de son corps massif écrasant les feuillages et le sifflement de ses poumons fatigués me sont parvenus. Du reste, il faisait encore sombre et l’heure de l’éveil n’était pas encore venue. Pourtant, j’entendis le vieux corps se lever, avec difficulté. On murmure dans la tribu depuis plusieurs jours qu’il se meure lentement.
    Il a commencé à se mouvoir, puis s’est mis en marche, pesamment. En passant devant moi, son ombre a voilé un instant l’éclat des étoiles. Même maintenant, vouté et affaibli par les douleurs de ses articulations raidies par l’âge, c est encore le Patriarche le plus grand de nous tous.
    Je ne sais pas pourquoi, une histoire m’est revenue en tête, que j’avais entendue au milieu des bavardages qui accompagnent nos déplacements quotidiens à la recherche de nourriture. Le cimetière des éléphants ! Pourquoi y ais-je pensé à ce moment précis où le plus âgé de nous passait devant moi dans l’obscurité de la nuit ? Un pressentiment ? Un frisson a parcouru mon échine. J’ai attendu quelques instants, puis me suis levé à mon tour, et l 'ai suivi, prenant soin de ne pas faire de bruit.
    Nous avons marché ainsi longtemps, lui, le vieux mâle mourant, et quelques dizaines de pas plus loin, moi, le plus jeune de la tribu, l’unique enfant d’ailleurs, le clan s’amenuise au fil des ans. « Nous sommes une espèce en voie de disparition » a dit ma mère un jour à mon père. Celui ci n’a rien dit - que pouvait-il répondre ? Nos prédateurs se multiplient, et nous rencontrons de moins en moins de nos semblables.
    Le vieux semblait savoir où il allait, et il paraissait même se hâter. A peine s’il se désaltéra un peu, lorsque nous franchîmes un ruisseau, alors que d’habitude la découverte d un point d eau met en joie la tribu, nous donnant l occasion de jeux et de bousculades amicales tandis que l’eau gicle de tous côtés.
    La lumière de la lune pâle a fait place à celle du soleil, et la chaleur de celui-ci a brûlé ma jeune peau lorsque nous avons quitté la forêt pour les hautes herbes. Il était déjà haut dans le ciel lorsque nous sommes parvenus à ce que mes parents appellent une « route », un chemin tracé par les hommes, il y a très longtemps, m’ont-ils expliqué. La route était caillouteuse, mais mon grand-père marchait au milieu de celle-ci. Je marchais toujours loin derrière, et s il m’avait vu il n en montrait rien. Malgré la distance, j entendais son souffle devenir de plus en plus rauque au fur et à mesure que nous avancions. J’ai aperçu, de loin en loin, au fil des heures, dans le miroitement de la chaleur sur la route, des ruines. Il paraît que des hommes ont vécus là, il y a longtemps. Parfois ce n était qu’un mirage, dans la chaleur croissante de <st1:personname productid="la journ←e. Combien" w:st="on">la journée. Combien</st1:personname> d’heures avons-nous marché ainsi ?
    Petit à petit, toutefois, je me rapprochais du patriarche. Le chemin se mit à monter, et il lui fut de plus en plus difficile d avancer. Tout d un coup, le souffle lui manqua, il tomba à genoux comme il parvenait au sommet de la côte…
    Je me précipitais à ses côtés. Il ne me jeta pas un regard, toute son attention était braquée sur ce qu’il voyait en contrebas, les ruines d une ville. Il tenta de reprendre son souffle, n y parvint pas, et expira dans mes bras, en chuchotant ces quelques mots :
    « Qu’est-ce qu’un homme, qu’est-ce qu’une cité ? »
    .


  • Commentaires

    1
    Feuilles_d_Acanthe Profil de Feuilles_d_Acanthe
    Lundi 11 Mai 2009 à 13:15
    La toute premi? histoire que j'ai os?poser sur papier, ou plut?sur pc. Elle date de fin ou tout d?t 2003. Je lui dois un petit quart d'heure de c?brit?le "quart d'heure de c?brit?auquel chacun de nous peut pr?ndre selon Warhol) dans une ?le d'une petite ville du Qu?c, magie de l'internet.
    La derni? phrase n'est pas de moi, elle est emprunt??lifford D Simak, l'auteur du merveilleux "Demain les Chiens", un livre qui m'a bcp marqu?lorsque je l'ai d?uvert, et auquel je tenais ?endre hommage.
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    2
    Melle E
    Vendredi 9 Avril 2010 à 14:16
    Très joli texte, avec de belles formulations et tournures. J'ai passé un bon moment, merci. ^^
    3
    Feuilles_d_Acanthe Profil de Feuilles_d_Acanthe
    Dimanche 11 Avril 2010 à 18:43
    Merci pour votre commentaire, je trouve pourtant que ce texte, ancien, a bien mal vieilli. Absente, je n'ai pas encore eu le temps d'aller faire un tour sur votre blog, mais je n'y manquerai pas !
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